Les Ignobles - naissance d'un roman
Quand le drame fait ressurgir le passé, et réunit les frères dans la douleur, les retrouvailles ont un goût de larmes.
Car le plus jeune veut tout, et l’aîné ne peut choisir entre l’amour d’un frère et celui d’un homme.
Ils sont les ignobles, les sans-noblesse. Ils avancent dans le désert où les perd leur différence.
La honte chevillée au cœur, ils ne savent pas qu’au bout du chemin, l’amour referme toutes les blessures.
À mes débuts sur le net, il n’y a pas si longtemps, j’ai fait la connaissance d’un garçon qui ne devait pas avoir plus de 18 ans. C’était l’époque des blogs, ceux de Skyrock en particulier, auxquels mes filles m’avaient initiée.
Il s’est avéré rapidement que Camille était gay, ce qui n’a posé problème à aucune de nous trois. Le message de tolérance pour toutes les formes de différences a toujours fait partie de mon éducation.
Le lien d’amitié a perduré, il existe toujours aujourd’hui. Assez vite, Camille a su que j’écrivais et m’a dit qu’il aimerait être un jour le héros de l’une de mes histoires
L’idée a fait son chemin jusqu’en 2012 où j’ai proposé à Camille de me faire un résumé de son parcours en tant que gay. Je lui ai aussi laissé la primeur du nom de son compagnon et de sa description.
C’est ainsi qu’est née cette histoire qui n’est pas celle de Camille, mais où il est partout dans sa lutte quotidienne pour se faire accepter en tant que gay.
******
Le mot devient titre
Pour chacun de mes romans, avant même que les personnages ne vivent dans mon univers intérieur, alors que l’idée vient à peine de naître et que l’histoire n’est qu’un embryon sans promesse de vie, la toute première certitude a toujours été celle du titre. Il émerge et contient à lui seul le thème du roman, le fil conducteur.
Après l’écriture d’un roman, j’aime me souvenir de ces instants magiques, surgis juste au bon moment et que l’on peut immortaliser si on sait les saisir au vol.
Je roulais sur une autoroute en direction de la Saône et Loire, la radio branchée sur je ne sais quelle station. L’invité d’une émission expliquait l’origine latine du mot ignoble, les non-nobles, les gueux de basse extraction qui, à une époque moyenâgeuse, qu’ils soient brigands, voleurs ou autre coupe-jarrets, se balançaient au gibet de la croisée des chemins en manière d’exemple punitif
Je me souviens avoir dit à ma fille que ce mot serait le titre de mon prochain roman : Les Ignobles.
******
À une certaine époque, l'adjectif "ignobles" tiré du latin "ignobilis" avait une autre signification. À la base, le mot "inobilis" ou "ignobilis" s'opposait à "nobilis" qui signifie "noble". Les ignobles étaient donc les "non nobles".
Le mot, synonyme de "roturier", désignait les personnes de naissance obscure et par extension commune, vulgaire.
Puis le mot s'est étendu à des agissements blâmables, des lieux répugnants, ce qui est moralement réprouvé.
Aujourd'hui, j'aurais presque envie de dire, ceci étant ma démarche de réflexion, que l'on fourre aussi dans la case "ignoble" ce qui n'est pas dans la norme :
– L'homosexualité, parce que c'est bien d'elle que je veux parler
– Toutes les formes de handicap physique et mental. J'ai travaillé pendant 20 ans dans le milieu du polyhandicap et j'ai entendu dans les magasins des "Comment osent-ils les sortir ?"
– Et bien sûr toutes les formes de pensées, de manières d'être non conformes à une norme
Pour toutes ces raisons, Les Ignobles, mon dernier roman à paraître le 19 janvier chez L'ivre-book, ne pouvait pas porter un autre titre.
******
La définition du Dictionnaire de l’Académie française (9ème édition) pour le mot "ignoble" :
IGNOBLE, adj.
XIVe siècle. Emprunté du latin ignobilis, « inconnu, de basse naissance », formé à l'aide de in- négatif et nobilis, « noble ».
☆1. Anciennt. Qui marque une naissance obscure ; par extension, commun, vulgaire.
☆2. Qui est bas, vil ; qui révèle une âme dépourvue de sentiments nobles. Un ignoble individu. Vous êtes ignoble ! Recourir à d'ignobles procédés. Il a tenu des propos ignobles. D'ignobles calomnies.
☆3. Qui rebute par sa saleté et sa laideur ; sordide, repoussant. Une odeur, une nourriture ignoble. • Par exagération : Détestable, très mauvais. Une construction, une décoration ignoble. Nous avons eu tout l'été un temps ignoble.
******
Écrire un roman est un travail de longue haleine, tous les auteurs le savent. Pour ma part, en tout cas, je n’ai pas la chance d’être une rapide. Entre l’idée, les personnages qui prennent doucement naissance, l’histoire qui s’étoffe à coups de mini films et autres scénettes dans mon esprit habité. Entre la documentation suivant le sujet que j'ai choisi et le jour béni où débute enfin l’écriture, il se passe quelques mois. Plus encore avant que le point final soit posé.
Pour ce qui concerne Les Ignobles, je l’ai cogité pendant six mois et j’ai mis cinq mois à l’écrire. Je parle du premier jet, bien sûr. Il m’a fallu trois mois de plus pour le finaliser, ce qui est peu par rapport à mes autres productions, et neuf mois de plus pour trouver preneur.
La documentation est une partie très intéressante du projet d’écriture. Oui, l’auteur est fou, souvent il choisit un sujet qu’il ne connaît pas, ce qui lui vaut d’innombrables heures de recherches sur internet/bibliothèque papier/contact divers IRL ou sur le net/visite dans différents lieux où, oui, on le prend bien pour un fou jusqu’à ce qu’il se sente obligé de préciser qu’il se renseigne pour l’écriture d’un roman. Ou pas. Parce que même là il passe encore pour un taré.
Vous me voyez venir ? Vous avez raison. Je suis bel et bien cinglée dans cet endroit surpeuplé qui me sert d’univers.
Il y a une scène d’enterrement dans mon roman. J’avais besoin de saisir une « ambiance » avant de l’écrire, et j’ai tout simplement ouvert le journal à la page nécrologique pour trouver ce que je cherchais. J’ai assisté à une cérémonie funèbre dans l’église que j’avais choisie pour mon roman.
Sur un banc à l’écart de la famille, j’ai promis à la défunte que son prénom figurerait dans mon roman. C’est pourquoi l’un de mes personnages s’appelle Pierrette. C’est un hommage, finalement, voilà cette charmante dame rendue éternelle entre les lignes d’une fiction.
Et ça, j’adore !
******
De l'art de se compliquer la vie quand on n'y connaît rien au métal.
Mathis, le frère de Camille, a 13 ans. J'aurais pu opter pour le rap. C'est vrai ça, j'adore le rap. J'aurais pu choisir Soprano par exemple (que je n'aime pas perso). Un gamin de 5 ans me parlait de lui hier, j'ai halluciné o/0
Bref, quelle idée saugrenue d'aller fouiller le net à la recherche d'un groupe de métal. Surtout quand aucun nom ne te vient à l'esprit. Et puis, moi, je ferais plus compliqué à leur place :
– Black métal
– Death métal
– Heavy métal
– Métal alternatif, progressif, symphonique
– ...
Poï poï poï !
J'ai trouvé mon groupe et j'en suis devenue fan. Wow, franchement, ils sont pas cool ? Pour eux, je me suis inscrite sur un forum de d'jeuns. Je voulais savoir à quel genre de métal appartenait leur musique. J'ai eu peu de réponses, plus ou moins mitigées. Comme quoi, même les jeunes s'y perdent. Alors, je me suis fait ma réponse toute seule : Emocore (qu'en pensez-vous ?)
Je vous présente les Black Veil Brides et le fameux Fallen Angels (les anges déchus). Mathis est fan à peu près des mêmes, que j'ai rebaptisés en Shadow of the Soul. Mais c'est bel et bien Fallen Angels que j'écoutais en même temps que Mathis, dès qu'il plantait ses écouteurs dans ses oreilles.
https://www.youtube.com/watch?feature=fvwrel&v=VuGzJVKtW6g&NR=1
******
Je ne fais pas partie de ces auteurs qui écrivent vite, je l'ai déjà dit. Je crois que de la même façon que je corrige une faute sur le brouillon que je vais jeter (je suis sûre que certains d'entre vous font de même), un rien m'arrête, me fait revenir un mot, une phrase, un paragraphe plus haut.
Dans les Ignobles, un passage se passe aux urgences. Sans entrer dans les détails, il faut essayer de ne pas dire n'importe quoi. Et encore, avec la meilleure volonté, on n'est pas à l'abri de l'erreur propre aux néophytes.
C'est ainsi que je me suis retrouvée sur un forum infirmier où j'ai appris que le terme "vérifier les constantes", aussi bien employé par la personne lambda que par le personnel médical en formation, ne veut rien dire. Car, justement, les constantes ne sont jamais constantes.
Donc, pour mesurer les fonctions de base du corps : température corporelle, pression artérielle... on parle de "paramètres vitaux".
Tout ce temps passé à éplucher le forum pour découvrir que j'étais sur le point d'écrire une bourde. Mais au moins, Aaron, infirmier, a bien vérifié les paramètres vitaux de son malade, et non ses constantes.
******
Le personnage est celui qui fait vivre l’histoire. Pour ma part, je le trouve plus important que l’histoire en elle-même. C’est pour cette raison que j’écris, je l’ai souvent dit. Pour mettre en scène ces ombres imprécises, ces images aux contours flous inscrites dans le cerveau enfiévré de tout auteur un peu schizo qui se respecte (oui, pour ceux que cela inquiète, ne poussez pas vos proches à consulter, c’est normal d’être plusieurs dans le même cerveau quand on écrit).
Au début, le personnage est une enveloppe vide. Mais l’auteur a plus d’un tour dans son sac, l’auteur observe le monde à son insu. Scène typique dans un lieu public, une cafétéria par exemple :
« Légère inclinaison vers sa voisine de droite. Voix basse (même si ça ne sert à rien à cause du boucan) :
— Tu vois le gars qui attend son plat là-bas, celui qui a un chapeau et un costard dépareillé ?
— Oui, et alors ?
— C’est un personnage de roman. »
******
Tout le monde aura compris que ce n’est pas un hasard si j’écris sur la différence. Je l’ai côtoyée pendant 20 ans, d’abord en accueil de jour, puis en internat avec des personnes très déficitaires.
Mais cette différence est en chacun de nous, et si j’ai appris quelque chose dans ce métier, c’est bien que la différence de l’autre est toujours considérée pire que la sienne. La différence fait peur ; elle suppose que cette horreur en face de nous pourrait être la nôtre ou faire partie de notre famille, de notre cercle d’amis qu’il faudrait choisir de continuer à fréquenter ou non. De là à susciter de l’intolérance, il n’y a plus qu’un pas. Il faut rejeter sur l’autre ce qui intolérable pour soi. Le « Oh, mais comment peuvent-ils les sortir ! » dont j’ai parlé ailleurs à propos des personnes handicapées, veut dire en quelque sorte « Si j’avais un enfant dans un tel état, j’aurais honte de l’emmener dans les magasins » (projection). Je ne sais même pas si on peut être blâmé de n’avoir pas compris.
L’homosexualité fait partie des différences. Un jour, un ami gay m’a dit : « Moi, ce que je voudrais, c’est qu’on me foute la paix avec ma différence. Je voudrais être comme tout le monde. » Je lui ai répondu que je n’étais pas d’accord, que vouloir lisser les différences pour créer un monde uniforme était impossible, et que sans doute de là naissait l’intolérance. J’avais déjà écrit Les Ignobles, et c’est avec eux, en côtoyant ces personnes exceptionnelles à mes yeux, dans cette association LGBT, que j’ai compris à quel point j’avais encore des choses à dire sur ce sujet. Dans un prochain roman, à n’en pas douter.
Mais surtout, ce qu'il faut retenir, c'est que l'intolérance se niche partout, chez les plus éduqués comme les moins bien lotis, dans toutes les couches de la société, et même chez les différents eux-mêmes. Oui, un handicapé peut se payer la tête de celui qu'il considère plus handicapé que lui (ce n'est pas une généralité, bien sûr). L'intolérance existe entre différents, et c'est ce que j'ai voulu montrer, entre autres choses, dans ce roman.
Un personnage de roman, j’en ai vu un, un soir de fête de la musique. Un gars avec un chapeau lui aussi, qui dansait tout seul, mal d’ailleurs mais c’était touchant, vêtu d’un pantalon noir et d’un tee-shirt blanc. Je ne vous dis pas ce qui était imprimé en noir sur le dit tee-shirt, je me suis fait un plaisir de le caser dans Les Ignobles. C’est Mathis qui en a fait les frais. Quelquefois, on a l’impression que l’auteur exagère, mais il est des abus qui sont pourtant plausibles.
« En avalant les dernières bouchées de son sandwich, Kylian observe le profil soucieux de son ami. La frêle silhouette, pas du tout taillée pour le corps à corps, est vêtue d’un sweat que le moins malin des fuyards ne se hasarderait pas à porter. Sur l’avant du tissu blanc molletonné, le mot T’INQUIÈTE est imprimé en noir, tandis que dans le dos s’étale en grosses lettres la phrase : 100 % BAD BOY. Ben si, justement, y a de quoi s’inquiéter ! Kylian éclate de rire. Il referme ses doigts sur la nuque de Mathis, le secoue un peu, puis il libère sa main pour décapsuler la bière que le gosse lui a apportée.»
******
J’ai une passion pour le bois, sa chaleur, son odeur, sa texture, ce sentiment d’être proche de la nature, du vrai à son contact.
Il se trouve que l’un de mes personnages est menuisier.
L’été où j’ai commencé l’écriture des Ignobles, je suis allée au Bugue, en Dordogne, où j’ai visité le village du Bournat. Différents artisans présentaient leur travail en réalisant des objets devant les visiteurs.
Ce genre de coïncidences est toujours étrange. C’est comme si chaque chose trouvait sa place au bon moment. Je n’étais pas venue pour cela, mais mon intérêt pour le tourneur sur bois s’est vite transformé en opportunité à ne pas laisser passer.
Je me suis assise sur un banc, j’ai sorti le carnet et le stylo dont l’auteur ne se sépare jamais. Puis, en mimant la pro surbookée qui continue à bosser pendant que sa petite fille attend son jouet, j’ai noté à folle allure toutes les étapes que l’artisan nous expliquait.
Elles sont dans le roman, au chapitre 3, avec la présentation de l’objet final. Il faudra lire la fin de l’extrait pour en connaître la nature.
— Tu vois ce bout de bois ? On lui donne le nom de carrelet, puisqu’il est carré. Logique. C’est du merisier, mais il pourrait s’agir de n’importe quelle essence, même si certaines sont plus agréables que d’autres à travailler.
Mathis, une main sur sa gorge encore serrée, écoute et observe sans comprendre où le menuisier veut en venir. Norbert fixe le carrelet dans le tour à bois, enfile ses lunettes de protection, et met le moteur en route. La vitesse du roulement est telle que le bois prend l’apparence d’un cylindre. À l’aide d’une gouge, l’artisan commence à imprimer sa forme au carrelet. La sciure vole, son odeur emplit les narines de l’adolescent qui se rapproche, fasciné. Le tour ralentit quelques secondes, le temps pour Norbert de saisir sa gouge de profil, afin de dessiner des contours plus précis dans son ouvrage. Il ponce le bois avec une toile émeri et frotte sa pièce avec une poignée de sciure pour enlever les dernières imperfections. Puis il réalise les finitions avec une feuille de bois. L’échauffement produit un liseré brun aux endroits où elle entre en contact avec la matière. Lorsque Norbert coupe les rotatives de sa machine, Mathis, ébahi, contemple la forme qu’a prise le carrelet de départ.
— Un peu d’huile de noix pour lui donner une jolie couleur et voilà de quoi t’occuper.
******
Quand on écrit se pose un jour ou l’autre la question du « Pourquoi écrit-on ? ». Juste après vient le fameux « Pour qui écrit-on ? »
Le pourquoi est propre à chacun mais obéit souvent à un besoin de mettre en mots, au travers de fictions, des parts de soi qui ne pourraient pas s’exprimer autrement. On dit que l’écriture est le langage de l’inconscient. J’en suis intimement persuadée.
Mais pour qui écrit-on ? Sans doute au début écrit-on pour soi, jusqu’au jour où l’envie nous prend de confier notre prose à un autre jugement que le nôtre. Puis, si la chance est au rendez-vous, vient l’édition. Et voilà que cette première mise à distance de l’écrit soumis à un comité de lecture élargit la critique à un plus vaste public.
Pourquoi écrit-on ? Pour explorer des sujets ou des genres de prédilections. Pour raconter des choses de soi en faisant croire (à soi-même aussi) qu’il s’agit d’une fiction. Et plein d’autres raisons.
Pour qui écrit-on ? Quand on a proposé sa production à l’édition, on aimerait répondre que si l’on accepte de se séparer d’une partie de soi, c’est bien qu’on l’a un peu écrite pour les autres. C’est sans doute vrai : on écrit pour soi et pour les autres en même temps.
C’est là que tout se complique. Quand on soumet une partie de soi au lecteur, le lecteur se l’approprie (of course) et aimerait bien, quand même, que l’auteur lui offre une part du gâteau au chocolat qu’il préfère.
Dilemme.
Quelquefois l’auteur n’aime pas le chocolat (bon, OK, c’est rare. Disons qu’il a d’autres préférences).
Cela me fait penser au Secret de Brokeback Mountain et à l’auteure de cette nouvelle, Annie Proulx, qui regrette de l’avoir écrite parce que les lecteurs lui ont reproché sa fin malheureuse et n’ont pas compris qu’il était avant tout question d’homophobie, et non d’une histoire d’amour entre cow-boys.
Pour ce qui des Ignobles, je voulais une image de fin qui reprenne l’image de début. Ainsi, la boucle est bouclée, et tout ce qui est en dehors de cette boucle appartient à un avenir hors roman. Puisse les lecteurs comprendre ce que j’ai voulu leur dire à l’intérieur de cette boucle.
******
Mathis : ce qui se fait de mieux en matière d'adolescence perturbée.
Le bruit spécifique du frottement sur les roues s’arrête près de l’adolescent.
— Tu es le plus grand menteur que je connaisse. Malheureusement, ça ne marche pas avec moi.
— Dommage, répond Mathis sans lever le nez de son cahier. Si vous avez des tuyaux à me donner, je prends.
Norbert s’appuie sur ses accoudoirs et change de position sur son fauteuil, une façon d’exprimer son agacement plus qu’une recherche de confort.
— OK, soupire Mathis en jetant son stylo sur le comptoir, je vous raconte. Voilà, je suis en embrouille avec un mec en ce moment. Il se trouve qu’il m’attendait à la sortie, hier soir. Vous me connaissez, j’ai toujours mon cutter sur moi. Lui, il avait juste sa bière à descendre pour son quatre heures. Alors, quand il l’a eu finie, il l’a cassée contre un poteau et il a menacé de me faire la peau avec. Je me suis défendu, et voilà comment ma main a morflé. Fin de l’histoire.
Mathis reprend son stylo et griffonne trois mots sur son cahier. Norbert s’agite à nouveau dans son fauteuil.
— Si je peux me permettre un conseil, change le cutter en compas et la bière en soda, ce sera plus crédible.
******
Et si on parlait d'amour, tout simplement...
— Recommence pas, Mathis, je supporterai plus tes insultes. Je vis avec Aaron et j’ai pas l’intention de le quitter. Fous-toi ça au fond du crâne une bonne fois pour toutes, c’est pas un simple pote ou une aventure sans lendemain, il fait partie intégrante de ma vie : je l’aime !
— Putain, mais c’est pas vrai ! Mais comment c’est possible ? Tu peux pas aimer un mec quand t’es un mec, ça existe pas ! Pas comme ça !
Mathis éclate en sanglots. L’image que suscitent les deux hommes enlacés est inconcevable pour lui. C’est comme deux pièces que l’on forcerait à s’accorder et qui au bout du compte fausseraient le puzzle dans son entier. Camille oblige l’adolescent à lui faire face, le pied calé sur l’axe du fauteuil. Il sait que le bât blesse ici, que la remise en question de sa crédibilité dans l’éducation de son frère commence par cette différence taboue. Une intolérance sans âge précis, sans condition sociale particulière ni appartenance religieuse.
— Mathis, y a pas de règles pour aimer, ça arrive comme ça, sans que t’y aies réfléchis. T’oses pas en parler, tu crois que t’es tout seul à vivre ça, et puis un jour tu rencontres celui qui te prouve le contraire. Alors tu sais que t’as jamais quitté la normalité. Deux mecs, deux femmes, un mec une femme, c’est du pareil au même. C’est juste une histoire de sentiments.
******
J'adore la fantasy et autres histoires fantastiques. Ce qui me plaît, c'est l'idée que ces mondes n'existent pas, pas plus que leurs habitants aux races improbables quelquefois.
Mais je ne sais pas en écrire. J'ai besoin de m'ancrer dans une réalité des lieux, pour y placer des personnages totalement fictifs.
C'est ainsi que, chapitre en cours, téléphone en main, j'ai pris note des descriptions de ma fille qui avait eu l'occasion d'entrer récemment dans le Tribunal de Grande Instance d'Agen (47).
Ça pue le rat crevé ici. Le tribunal est installé dans un vieux bâtiment, aussi froid et archaïque que la loi qu’il abrite. En bas, dès qu’on passe la porte, on peut s’attendre à une condamnation. Tout juste si c’est pas couru d’avance. Un escalier en pierre recouvert d’une moquette rouille sale mène au premier étage, deux battants s’ouvrent sur le sas de l’accueil. Juste après, le même système apporte une vue sombre sur le couloir de la mort. C’est comme ça que Mathis l’a perçu. Une rangée de chaises le long du mur gauche, l’antichambre du condamné un peu plus loin sur la droite, et les méandres qui se poursuivent dans le noir, avec un coude au bout. C’est sans doute pour ça que les gens chuchotent.
******
Quelquefois j'oublie à quel point ce métier m'a changée. Pourtant, depuis deux ans que je l'ai quitté, je raisonne toujours sur le même mode. La communication non verbale ça vous forge à vie. Vous devenez capable de décrypter l'autre sans les mots ou entre les lignes si vous ne l'avez pas en face de vous. OK, quelquefois vous vous plantez, mais moins souvent avec le temps. Faites donc gaffe à ce que vous dites (et c'est aussi valable pour moi) et à la façon dont vous le dites. Si vous êtes seulement responsable du message que vous envoyez et non de la façon dont il est reçu... votre part de responsabilité est quand même toujours là.
Je déteste les conséquences du jeu des apparences, je déteste les non-dits, j'abhorre les gens qui n'ont pas le courage de leurs opinions. Et je préfère qu'on me prenne pour une vieille chieuse que pour quelqu'un qui n'assume pas ses idées.
— Ouaille ! Putain… ça déchire… !
C’est surtout le poster affiché sur le mur de gauche qui déchire. Cinq personnages coiffés en pétard et grimés comme un soir d’Halloween. Leur look d’outre-tombe et l’intérêt que semble leur porter le gosse déconcertent Aaron.
— Qui c’est ceux-là ?
— Les Shadow of the Soul ! Trop l’éclate ! Comment il a su Norbert ?
— Il a su ? Que… ? Tu étais fan de ces épouvantails… ? Rassure-moi, quelqu’un les a obligés à faire ça, n’est-ce pas ? C’est impossible autrement ! Ou alors ils sont tombés dans un pot de peinture ? C’est fait exprès pour faire peur… C’est eux qui ont peur, c’est ça ? Je t’avoue franchement que moi aussi j’ai peur…
Mathis glisse un regard en biais vers l’infirmier entièrement absorbé dans sa contemplation. Il a l’air sérieux en plus.
— Sans dec’, mais t’es qu’un gros naze, toi ! lâche-t-il avec un rictus de mépris. J’ai même pas envie de t’expliquer.
— Non, tu as raison, ne dis rien. En tout cas, ta coupe ressemble étrangement à la leur.
Aaron s’amuse, sait qu’il ne devrait pas, mais c’est plus fort que lui. Il avait déjà entendu le son qu’écoutait le gosse, ce qui ne présumait pas obligatoirement du look de ses créateurs. Il tend un doigt accusateur vers un des membres du groupe.
— C’est une paire de menottes ou je rêve ? Il a même accroché des épingles à nourrice sur son tee-shirt…
— C’est pas un mec ! T’as d’la merde dans les yeux ou quoi, tu vois pas qu’c’est une meuf ?
Aaron s’extasie, la bouche grande ouverte, au bord du fou rire. Il redevient sérieux d’un coup et se tourne vers l’adolescent en pointant un pouce derrière lui.
— Tu sais, Mathis… ne prends pas mal ce que je vais te dire… Au premier abord, ces gars-là me font l’effet d’une belle brochette de pédales.
Mathis est sur le point de répondre « Pédale toi-même ! », s’abstient à temps sous le regard à nouveau amusé d’Aaron.
— C’est sans doute aussi l’image que la plupart des gens doivent s’en faire, poursuit le jeune homme. Sans réfléchir, comme c’est souvent le cas lorsqu’on échappe ce genre de propos. Et pourtant tu en es fan, alors que tu tenais encore un discours homophobe il y a peu. On ne devrait jamais se fier aux apparences, et cependant c’est ce qui nous vient instinctivement.
Il lève les yeux et fait un rapide tour de pièce. Le décor rouge et noir convient parfaitement à cette chambre d’ado. Le sommier sur pied est recouvert d’une couette aux couleurs du drapeau américain. À la tête du lit, Norbert a installé des étagères gain de place sur tout le pan de mur, certaines munies de portes pour le rangement de la vêture. Il a dû profiter de l’absence de ses locataires pour faire réaliser ces travaux. Jamais il n’y serait parvenu seul vu la hauteur des fixations. Un radioréveil indique 14 h 30 dans l’une des niches.
— Tu vois, ce qui est compliqué, reprend Aaron, ce n’est pas de comprendre pourquoi les gens pensent et agissent comme ils le font. Le vrai défi, c’est d’accepter l’idée qu’ils pensent et agissent différemment de toi sans pour autant se fourvoyer. C’est de cette difficulté que naît l’intolérance. La plupart des gens ne savent raisonner qu’à travers leurs projections.
******
J'ai fait la connaissance de monsieur Hugo sur les bancs du collège. C'est avec lui que j'ai découvert et appris à aimer la poésie. Il ne m'a jamais quitté.
Norbert ne parvient pas à détacher son regard du cercueil.
«Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme ouvre le firmament,
Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme est le commencement.*»
Les belles paroles ne servent à rien, pas même à combler le vide, pense Norbert tandis que la procession se dirige vers la sortie de l’église. Sur le parvis, des mains serrent les siennes, pressent ses bras, étreignent ses épaules. Norbert sourit tristement, c’est tout ce qu’il a trouvé pour répondre aux mots de réconfort. Pas un son ne parvient à franchir sa gorge. Sous la douceur timide de mai, Anna prend le chemin de sa dernière demeure. Norbert monte dans son véhicule, seul. Personne ne cherche à lui voler le privilège d’ouvrir le cortège funèbre sans témoin.
* À Villequier - Les Contemplations - Victor Hugo
******
Avant de trouver son éditeur numérique, L'ivre-Book mais ai-je besoin de le rappeler, ce roman a participé au prix Yann Quéffelec des Nouveaux-Auteurs.
Tout le monde connaît le concept assez original de cet éditeur qui consiste à faire lire les textes reçus par un comité de lecteurs citoyens. Chaque lecteur fournit une fiche de lecture avec une appréciation globale et une appréciation du style littéraire. Les deux parties étant notées sur 10 et donnant au final une note globale.
Je n'imaginais pas gagner le prix. Je voulais des fiches de lectures et je les ai eues. Une, du moins une certaine partie, a retenu mon attention :
« Ce que je pense des personnages :
Les personnages sont attachants avec chacun une histoire difficile qui les mine. Un peu trop de drames dans le passé de chaque héros, j'aurais apprécié de trouver un personnage sans boulet à trainer, mais après tout, chacun ne triballe-t-il pas son lot de malheur ?»
La réponse était dans la question. Personnellement, je n'ai pas envie de travestir la réalité. Des couples gays heureux, j'en connais, mais leur passé ne l''est pas forcément. C'est aussi toute la contradiction du lecteur, et je me mets dedans, qui voudrait un happy end pour se changer l'esprit de la grisaille quotidienne, mais, lorsque tombe le fameux happy end, regrette que la vie soit immanquablement si rose pour les héros.
Il y a quand même pas mal de traces d'humour dans ce roman, il me semble. Cela dit, le sujet traité est grave et je n'avais pas envie de le faire avec légèreté parce que je connais l'envers du décor et la joliesse de la théorie.
Parce qu'appliqué à la pratique, on ne devrait pas avoir à fuir et à se cacher pour être soi-même, on ne devrait pas se retrouver à la porte à 15 ans à cause de son orientation sexuelle (qu'on a eu les couilles d'affirmer), les lieux comme le refuge ne devraient pas avoir à exister.
Mais l'humain est plein de contradictions, il affirme que tous les goûts sont dans la nature et renient dans le même temps ceux qui les dérangent.
******
Il y a les délires psychotiques, et puis il y a les délires d'auteur. Quelquefois c'est presque pareil.
Certes, avouons qu'il faut être un peu frappé pour s'arrêter sur le bord de la route afin de noter la réplique qui tue. De se lever deux heures après le coucher, secoué par l'éclat de rire que suscite une scène. Ou par le déblocage impromptu d'un passage particulièrement récalcitrant. Combien de fois ai-je laissé mes personnages dans une position inconfortable, incapable d'aller plus loin ? Ça m'est arrivé deux fois dans Les Ignobles.
Ici, où j'ai abandonné Camille dans cette position pendant un mois :
Camille n’écoute plus. Il court comme un fou jusqu’au bout de la rue et traverse dans un concert de klaxons. Des insultes fusent avant qu’il ait atteint sans dommage le trottoir d’en face. Aussi loin que porte le regard, le boulevard Danton ne révèle aucune trace de Mathis. Il peut être n’importe où, y compris dans le Lot. La tension qui habite Camille depuis que le cri de son frère l’a jeté hors du lit se relâche d’un coup. Un soupir fataliste le plie en deux, les mains en appui sur les genoux.
Et ici pendant quelques jours où je ne savais plus comment agencer la suite :
— M. Letellier, quelle surprise !
Le ton est moins ironique que le propos. Norbert jauge la haute silhouette, une main posée sur la poignée de la porte. Sa moue incertaine semble jouer avec l’idée de claquer le battant à la figure de son visiteur. Il finit par opérer un demi-tour qu’Aaron interprète comme une invitation à entrer.
— Votre silence de ces derniers jours n’est pas moins surprenant, répond le jeune homme en refermant la porte. Je m’attendais tous les jours à trouver le recommandé de la disgrâce dans la boîte aux lettres.
Il frotte ses pieds avec insistance sur le paillasson, hésite à enlever son manteau malgré le contraste saisissant avec le froid du dehors.
Terminé ! Voilà le personnage incapable de se décider à aller plus loin, pour la bonne raison que l'auteur n'en sait fichtre rien lui non plus. Ceux d'entre vous qui n'écrivent pas croyaient que c'était facile d'écrire un roman ? Bah non !
Puis il y a les moments de gros délires, pour revenir au propos du début. Des idées saugrenues qui débarquent sous le clavier, font trembler les doigts et cascader le rire de l'auteur. Quelquefois ça ne fait rire que lui, mais il ne faut pas se priver de ces moments de bonheur que procurent une scène drôle, une situation cocasse.
Quand j'écris un chapitre, je l'ai planifié avant dans les grandes lignes. Je sais ce que je veux aborder dans cette partie. Dans le chapitre avec la juge des affaires familiales, j'avais pris les renseignements nécessaires sur la configuration des lieux (puisqu'ils existent) et posé sur le papier les éléments à traiter.
Je sais que certains auteurs planifient très précisément leurs chapitres. Je ne voudrais pas prendre ce genre de risque et m'ôter toute la surprise qui peut débarquer sous les doigts. C'est ce qui s'est passé dans ce chapitre quand j'ai dû, à la volée parce que ce n'était qu'un détail, trouver un nom pour les avocats des deux parties. J'ignore pourquoi Maître Chambord m'est venu à l'esprit, mais il était évident que le second nom ne pouvait que découler du premier. J'avoue que je me suis bien amusée avec ça. C'est Mathis (encore lui !) qui a levé le voile :
— Vous savez…, hésite-t-il. Enfin… vous avez remarqué ?... C’est bizarre…
— Quoi donc ?
Mathis relève la tête. Son regard effleure le visage de la femme, puis se perd dans la lumière de la fenêtre.
— Les avocats…, bafouille-t-il. Vous avez pas remarqué ?... Ils ont des noms de châteaux.
Elle a senti qu’il s’était rattrapé, que la question était autre. Elle ne le montre pas. Malgré tout, sa bouche frémit comme si elle était sur le point d’éclater de rire. Cette idée soulage Mathis et amène un sourire sur ses lèvres.
— Sans blaguer… Blois et Chambord… C’est fait exprès ?
— Je ne pense pas, non. C’est ce que l’on pourrait appeler une coïncidence.
Bon, OK, ça n'amuse peut-être que moi, mais ça me fait encore rire.
******
Un jour, un garçon dont j'ignorais l'orientation sexuelle m'a demandé ce que je pensais de l'homosexualité. Il avait sans doute repéré que j'avais l'esprit assez ouvert pour ne pas bondir tel un rat pris au piège.
Du tac au tac, je lui ai répondu : "Je pense qu'il faut prendre l'amour où il se trouve." Ça ne regroupe pas toute l'étendue du problème que rencontrent ceux qui osent ou n'osent pas exprimer une différence, mais ce qui vient à l'esprit sans réfléchir vient du fond du cœur, et je n'ai jamais dévié mon opinion d'un iota.
C'est vrai que la différence a fait partie de ma vie professionnelle, et du coup personnelle, pendant bien des années. À tel point que j'ai élevé mes enfants dans l'évidence d'un monde où personne ne ressemble à personne, ce qui en fait toute la richesse.
Je défendrai toujours la différence, je défendrai toujours l'idée qu'il ne faut pas chercher à l'aplanir, que c'est une utopie de vouloir un monde uniforme, de qui on aurait rien à apprendre parce qu'identique au sien. Il n'y a pas une réalité mais des réalités, et elles font toutes parties d'un même ensemble.
******
Non, décidément, la vie de beaucoup de personnes homosexuelles n'est pas une romance...
Mathis essuie le coin de ses yeux d’un mouvement d’épaule et tourne la tête vers Camille.
— Pourquoi tu m’as jamais dit que t’étais pédé ? lâche-t-il tout à trac.
L’aîné cille à plusieurs reprises comme pour chasser une poussière dans l’œil.
— J’ai jamais précisé non plus que j’étais hétéro… Et puis c’est pas le genre de truc que tu places facilement dans une conversation, surtout avec un môme. J’avais assez des parents, figure-toi.
— Ils savaient ? Tu leur as dit ? Quand ?
Mathis a envie de poser toutes les questions à la fois. Il aimerait savoir ce qui a gâché les cinq dernières années qu’il a passé dans la solitude la plus complète, à se demander même si son frère était encore vivant. Il veut connaître les détails qui ont amené le silence et ce relent d’interdit qui planaient sur la maison après le départ de Camille. Tout ce qui a détruit ses années d’innocence, parce que les dommages collatéraux, c’est lui qui les a subis.
— T’avais quatre ans bien tassés. Je sortais avec un gars de ma promo STG, le premier avec qui j’ai vécu pendant deux ans. Il pensait que c’était important d’en parler aux parents, que c’était quand même eux qui t’avaient mis au monde et que tu pouvais pas être mieux compris. Il disait que ça avait bien marché pour lui et qu’il fallait devancer au lieu d’attendre qu’ils l’apprennent par d’autres personnes. Sauf que ça s’est pas si bien passé que ça. Emmanuel, ce qu’il oubliait, c’est qu’il avait pas de père. C’était même pas qu’il s’était barré à sa naissance ; en fait, son géniteur, il avait aucune idée de sa paternité… Enfin, bref, maman l’a mal pris. Elle voulait plus en entendre parler mais elle a quand même tout raconté au père. Lui, il m’a carrément renié, comme ça c’était propre et précis.
L’adolescent se redresse et lève une main dans un geste plein de hargne.
— T’aurais pu faire des efforts ! Je sais pas moi, t’aurais pu faire semblant. T’aurais pu…
— Faire semblant de ? D’aimer les filles ? J’ai pas choisi Mathis, je me suis pas levé un matin en décidant que j’allais faire dans les mecs pédés pour voir ce que ça donnait. C’était pas une expérience d’ado, je suis né avec et c’est comme ça.
******
Quand je dis que j'écris des romans, je sens, au silence qui suit, tout le monde qui me sépare de la personne en face de moi. Du coup, je le dis rarement.
Sans doute, écrire est-il un mystère pour ceux qui ne s'adonnent pas à cet étrange passe-temps. Ils ne songeraient même pas au mot "travail" pour le qualifier.
Peut-être même pensent-ils que c'est une perte de temps, une de ces inutilités qui ne mettent pas de pain sur la table. Ainsi pensent les vieilles générations. Et les autres ?
Et tiens, même cet imprimeur que je suis allée voir ce matin. Dans un vieux local imprégné de l'odeur de l'encre et du papier, où ce passionné exerce son métier depuis 40 ans m'a-t-il dit.
Quel plus bel endroit pour parler livre ? Il en connaît le côté technique pour le relier, le contenant mais point le contenu.
C'est sans doute que d'un même secteur on peut parler plusieurs dialectes.
Il ne parlait pas le mien.
******
"On prétend que les mecs ne pensent qu'au sexe toutes les 28 secondes. En fait, ça ne concerne que les hétéros, nous c'est toutes les 9 secondes."
Ainsi débute la série en 5 saisons de Queer as Folk dont j'ai dû visionner à peu près 3 saisons quand j'écrivais Les Ignobles. Bien m'en a pris, car au-delà de quelques réflexions et scènes très drôles et de personnages vraiment attachants, le quotidien des personnes homosexuelles y est d'un grand réalisme. Toutes les questions sociales y sont abordées : l'homophobie (bien sûr), le sida, l'adoption, l'homoparentalité, le mariage. L'amour et la sexualité y tiennent également une grande part.
J'avoue que je n'avais aucune idée de la sexualité entre hommes avant d'écrire ce roman et que lors des premiers visionnages j'ai été grandement surprise (eh oui, tout arrive et à tous les âges). Je crois que dans une moindre mesure, il en est de même de ces amours qui ne dérangent personne mais dont on s'éloigne instinctivement quand elles nous côtoient de trop près. Je veux dire par là que l'on ne peut vraiment être tolérant face à une situation que lorsqu'on la connaît assez bien pour en avoir compris tous les tenants.
Pour ma part, j'ai compris que j'avais accompli l'essentiel du chemin lorsque je n'ai plus éprouvé le besoin de rectifier mon appartenance sexuelle. Au milieu d'un groupe clairement défini, je me fiche qu'on me prenne pour une lesbienne. À moins que la question ne me soit posée, bien sûr.
L'écriture de ce roman a apporté une pierre supplémentaire à ce que je connaissais de la différence. J'en suis vraiment heureuse. Puisse les lecteurs faire le même chemin.
******
La question des scènes de sexe dans un roman finit toujours par se poser quand les héros s'aiment. Sans doute aussi le lecteur ne boude-t-il pas son plaisir.
Mais faut-il pouvoir les écrire. Faut-il qu'elles ressemblent à autre chose qu'une accumulation de mots grossiers et de gestes obscènes. Bon, d'accord, j'exagère, il y en a de très bien menées, c'est juste pour dire que je n'ai pas encore débridé ma plume à ce point-là.
Et d'ailleurs est-ce nécessaire ? Une scène où les corps commencent à s'échauffer sans pour autant en expliciter la conclusion peut être aussi jolie. Tout dépend ce que le lecteur recherche dans ses choix de lectures. De ce que l'auteur suggère à sa plume en lui promettant que tout va bien se passer.
Pour ma part, je progresse petit à petit. Le prochain sera plus chaud, promis. Celui-ci parle d'amour avec juste ce qu'il faut oser. Le sujet ne se prêtait pas à plus. Je n'étais pas là pour offrir à Aaron la fellation dont rêvent tous les hommes.
— La question maintenant, c’est : « Qu’est-ce qu’on fait ? »
Et la réponse ne concerne pas que Mathis, elle englobe aussi leur vie à deux et le sentiment qui les a unis jusque-là. À voir l’expression de Camille, Aaron se retrouve transporté quatre ans en arrière, le jour de leur première rencontre. Le même message passe sur le visage de son amant, et il sent que tout son corps appelle à la fusion qui les avait foudroyés en pleine nuit dans sa voiture.
— On peut continuer à s’aimer ou décider que ça ne suffit pas, propose-t-il avec un frémissement dans la voix.
Camille cille plusieurs fois, secoue la tête et sort de la cuisine. Vaguement inquiet, Aaron entend la clé tourner dans la serrure de l’entrée. Puis le jeune homme passe dans son angle de vue et il devine qu’il verrouille la porte de l’escalier. Sans oser spéculer sur les intentions de son compagnon, il attend son retour avec une fébrilité croissante. Lorsque Camille franchit le seuil de la cuisine en enlevant son sweat, il n’a plus de doute.
— La porte de la chambre n’a plus de clé ? hasarde-t-il.
— Depuis quand tu as besoin d’un lit ?
******
Pour moi, ce qui est le plus difficile dans l'écriture d'un roman, c'est le premier chapitre. Un peu les deux suivants aussi. Non pas par manque d'idées puisque le synopsis est prêt. Non pas par peur de me lancer sur la page blanche, ni par peur de ne pas savoir par quoi commencer. Très vite, je sais quelle va être la scène d'ouverture et celle de clôture.
Non, le plus difficile c'est "d'habiter" les personnages. On peut écrire toutes les fiches que l'on veut, personnalité et bio y compris. On peut développer l'apparence physique, les signes particuliers, les hobbies, les manies, les fréquentations, les études et autres emplois, tout cela ne fait qu'habiller la silhouette que l'on vient de créer. Mais à quoi cela sert-il s'il n'y a rien à l'intérieur ?
Ce qui emplit l'intérieur de la silhouette vient de son propre intérieur. L'auteur s'en défend quelquefois mais il n'invente rien. Un peu de lui commence à habiter le personnage qu'il met en scène. Oh, il ne lui ressemble pas, lui est un homme et elle est une femme, et vice versa. Petit à petit, ce qui se joue de la part de chacun, entre réalité et description fictive, se rejoint. C'est là qu'intervient l'osmose. C'est à ce moment-là que l'auteur "tient" son personnage. C'est aussi à ce moment-là que le personnage prend si bien vie qu'il s'éloigne de sa fiche signalétique (et même du synopsis, ce rebelle). Aujourd'hui, quand je relis les fiches de Norbert, Camille, Aaron, Mathis, elle n'ont plus rien à voir, hors bio, avec les personnages que j'ai réellement mis en scène. Je crois bien qu'ils se sont glissés sous les doigts de mon clavier.
*****
J'ai employé le terme de "handicap" dans la nouvelle Cas mille, préquelle des Ignobles, à propos de l'homosexualité. La question de la pertinence de ce choix de mot m'avait été posée juste après son écriture.
Origine du mot handicap :
Selon Rossignol, « l’expression ‘hand i’ cap’ ou « hand in the cap »(…) renvoie au nom d’un jeu comportant un élément de hasard dans lequel un joueur propose la mise en jeu d’un bien appartenant à un autre, et pour lequel il offre en échange quelque chose lui appartenant ».
"Puis on retrouve le terme de handicap dans les courses hippiques de l’Angleterre victorienne : il s’agit d’égaliser les chances de victoire de chevaux – afin de restimuler les paris – en avantageant ou désavantageant certains participants. Une personne nommée handicapeur était en charge de lester certains chevaux afin que les chevaux moins rapides aient une chance de gagner.
A partir des années 1930, le terme handicap sert à désigner un désavantage et défaut physique d’une personne puis la limitation des capacités d’un individu."
Le désavantage y est sans nul doute pour les personnes homosexuelles, qu'elles cachent ou non leur différence. Mais ce qu'il faut surtout retenir, et c'est dans cet esprit que je l'avais employé, c'est que si l'on leste les plus rapides au départ de la course, au départ de la vie, c'est bien parce qu'ils sont les meilleurs.
*****
Je crois l'avoir déjà dit, j'ai écrit ce roman pour mettre en scène des différences et pour montrer que l'intolérance n'est pas l'apanage d'une pseudo normalité.
Norbert lui aussi a été victime du regard des autres et d'une certaine forme de pitié inspirée par la vue de son fauteuil. "Le pauvre" est souvent la réflexion qui surgit à l'esprit quand on se trouve face à une personne handicapée, qu'elle soit assise dans un fauteuil roulant ou non.
L'homosexualité, en revanche, inspire rarement la pitié, parce que pour avoir pitié de quelqu'un il faut bien sûr que ce qui lui est arrivé ne soit pas sa faute. Hors, pour beaucoup, l'homosexualité relève du choix. Donc, débrouille-toi avec et essaie d'éviter les jets de pierres.
Dans le roman, le personnage de Norbert n'échappe pas à ce qui pourrait être un cliché mais n'en est pas moins une représentation de la réalité.
*****
"Mathis a constaté une évidence : les gens que la société rejette peuvent être aussi intolérants entre eux que ceux qui se vantent d’appartenir à la « norme »."
Voici la phrase qui résume ce roman ; celle dont je suis partie pour l'écrire, parce qu'en côtoyant le milieu du handicap j'en ai été témoin.
Cela dit, l'enfer est pavé de bonnes intentions. Les paroles de tolérance font les belles théories dont il ne reste plus que la fange une fois mises à l'épreuve.
Dire que les différences ne devraient pas être jugées du moment qu'elles ne font de mal à personne n'est que le sommet de l'iceberg, la jolie partie visible. Ce qui se trouve en dessous a coulé insubmersible Titanic.
*****